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Un siècle d’écrivains : Emil Cioran

L'un des rares documentaires en français (si ce n'est le seul) sur la vie de l'un des écrivains francophones (mais non français) les plus doués du vingtième siècle.



Insomniaque, hanté par la mort, doté d’un style remarquable, Emil Cioran s’est rarement livré sur lui-même ou sur sa vie. En février 1986, il accorde un entretien à Anca Visdei pour Les nouvelles littéraires, dont voici quelques citations :

"Je crois qu’il n’y a qu’une chose qui explique et justifie les livres : leur valeur thérapeutique. Si je n’avais pas écrit, j’aurais pu faire des choses monstrueuses. Or, il vaut mieux, plutôt que de casser la geule d’un type qui vous déplaît, l’attaquer par des aphorismes. La seule fonction de l’écriture : une vengeance sans risque. On n’attaque pas seulement des personnes (d’ailleurs elles survivent à vos attaques) mais surtout Dieu. Ce sont les mauvais sentiments qui passent dans les livres. Tout ce que j’ai écrit part d’une expérience personnelle. Pour chaque ligne de mes livres, je peux dire l’événement, l’heure et le jour qui m’ont inspirée. Tous les livres ne sont que des confessions plus ou moins camouflées. Je vis l’écriture comme une action : lorsqu’on a écrit deux ou trois trucs dans lesquels on excécute l’Univers, on peut aller se promener."

"Pendant vingt ans, avec presque rien, ma substance se trouvait assurée. Je vivais dans un hôtel bon marché et je mangeais dans les restaurants universitaires. Un des jours les plus sombres de ma vie a été celui où l’on m’a convoqué à l’université pour m’annoncer que la limite d’âge pour accéder aux foyers d’étudiants était de vingt-sept ans. Comme j’en avais quarante, cétait fini. Tous mes projets, tout mon avenir, se sont écroulés ce jour-là. Je me voyais si bien en éternel étudiant, raté et pauvre, traînant avec d’autres déchets de mon espèce au quartier Latin. Cela correspondait si bien à ma vision du monde !... Je me disais : il faut tout faire sauf travailler. Par là, j’entendais : faire un travail qui ne vous plaît pas. Pour moi, c’était le bureau, l’enseignement. Je ne trouve pas que la vie vaut la peine d’être vécue s’il faut acomplir un travail qui ne vous intéresse pas. Et pourtant, quatre-vingt dix-neuf pour cent des gens font des choses qu’ils n’aiment pas. La vie ainsi vécue n’a aucun sens. Elle condamne le monde, la société et l’homme. Si c’est pour en arriver là, il valait mieux rester à l’état de nature."

"Après Shakespeare, on aurait dû arrêter d’écrire des pièces de théâtre et après Dostoïevski, arrêter d’écrire des romans. Mais l’homme est condamné : il ne peut qu’avancer et se briser. Je peux signer cela devant notaire. Je sais que l’avenir nous condamne. Je ne donnerai pas de délai car je ne veux pas me compromettre. Pour la date, j’hésite, pour la chose : non !"

"J’ai le complexe de l’étranger : je sais que je ne peux pas me permettre toutes les audaces, les oublis et les violences en français. Toutes ces choses que l’on fait naturellement, d’instinct, dans sa langue, on en est conscient dans une langue étrangère, même si on la possède parfaitement. On reste toujours conscient du fait que les mots existent indépendamment de vous. Cet intervalle entre vous et l’instrument-verbe est la raison pour laquelle il y a très peu, presque pas de poètes écrivant dans une autre langue que leur langue maternelle. Le Rilke des Cahiers de Malte voulait à tout prix être un poète français. Il connaissait très bien la langue mais son pari était impossible. En tant que poète, Rilke n’existe pas par ses poèmes français. Il y a un côté puéril, il y a cet intervalle entre le sujet et l’écriture. Lorsque les mots existent en dehors de vous, il est impossible de faire de la poésie avec. La poésie est en vous. Un métèque doit être conscient que, dans sa nouvelle langue, il ne peut pas exprimer cette mort souterraine de l’âme qu’est la poésie. On peut devenir poète dans une langue qu’on apprend à cinq ans. Ensuite, c’est trop tard."

"La philosophie a été pour moi une grande déception. Je ne l’ai compris qu’après m’y être totalement confiné pendant des années. C’est une discipline dangereuse car le contact avec elle engendre un mépris total pour tous ceux qui sont en dehors. Ceux qui la pratiquent, étudiants et professeurs, sont le plus souvant des types prétentieux. La philosophie flatte l’orgueil ; elle vous donne une idée fausse de vous et du monde. Il faut l’avoir connue mais uniquement pour la dépasser. Elle vous ouvre des horizons mais ce qui compte avant tous c’est le contact avec la vie, les épreuves. La philosophie ne vous aide, au mieux, qu’à formuler. Le langage philisophique est peu approprié aux expériences strictement personnelles. En philosophie par exemple la douleur n’est pas admise. On laisse "ça" aux curés et aux mauvais écrivains."

"Changer de langue pour un écrivain est un phénomène aussi grave que pour un homme de changer de religion, disait Simone Weil. L’écrivain retire l’illusion d’une nouvelle vie, d’un nouvel univers. Je suis formel : si un écrivain étranger (j’entends par là uniquement ceux qui ont déjà publié dans une autre langue, qui ont eu une première carrière d’écrivain) veut se mettre au français, il lui faut complètement écarter la langue maternelle. On me dit parfois : "Mais ma femme veut parler dans notre langue." Je réponds : "Un seul remède : le divorce."

"On me dit souvent : "Malgré ce que vous écrivez, vous êtes un des hommes les plus gais." J’ai beaucoup ri en effet dans ma vie mais cela ne prouve rien. Rire est un acte libérateur. Je viens de recevoir une lettre de Roumanie. D’un ami qui pense au suicide. Il me demande conseil. Je lui ai répondu : "si tu ne peux plus rire, fais-le !" Le rire c’est un acte de supériorité, un triomphe de l’homme sur l’univers, une merveilleuse trouvaille qui réduit les choses à leurs justes proportions."

par Al West samedi 29 juin 2013
sursa: agoravox 

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