Avec ce recueil de nouvelles, Histoire du pied et autres fantaisies, J.-M. G. Le Clézio reste l’un des derniers écrivains capables d’accéder aux mythes.
«Misère de la littérature», écrivait Schopenhauer. Littérature de la misère, ont répété certains admirateurs de Le Clézio, réduisant son oeuvre à l’étouffée : un manifeste cosmopolite en faveur des sans-voix. Ce manifeste a pu détourner des lecteurs du lauréat du prix Nobel. Tant pis. Ces derniers passeront à côté de ce recueil de nouvelles où Le Clézio nous inflige une magistrale leçon pour l’avoir ainsi caricaturé, nous rappelant qu’il est l’un des derniers écrivains capables d’accéder aux mythes tout en nous ramenant vers notre âme d’enfant.
Voici Ujine aux gros orteils, aux doigts de pieds boudinés, qui marche avec les talons comme un canard. Son histoire donne son titre au recueil de nouvelles. Elle va apprendre à vivre «sur les pointes». Sur les pointes, elle va aimer, être possédée, désaimer et lutter pour ne pas être dépossédée de son enfant. Ujine, dont tous les muscles sont tendus et qui parvient à être souple comme une liane. Tendue vers cet absolu qu’est l’amour, mais souple quand le vent mauvais de la trahison souffle.
Quelle est la meilleure façon de marcher ? Se dresser sur des constructions branlantes au risque de glisser sur les pavés mouillés, au risque de se rompre les ligaments quand un des talons est pris au piège de grilles ou de terrasses en caillebotis ? Ou, simplement, être à plat, prendre le sol pour époux : « Après le sommeil (l’amour, le rêve). "Bonjour !" L’étonnement du premier contact. » L’amant d’Ujine est délicat, ses pieds sont longs et minces, il s’excuse de tout, respecte les interdits, impose des règles à leur relation comme un gentleman. C’est un jeu, pense-t-elle. Non, c’est un leurre. Cette distance polie est de l’indifférence, ces lois qu’il impose sont celles d’un goujat indolent. Et s’il n’extériorise jamais ses sentiments, s’il se met rarement en colère, c’est tout simplement parce qu’il est lové sur lui-même comme le serpent.
Chacune de ces dix nouvelles comporte un mécanisme parfait où le lecteur va se retrouver désorienté, obligé de reprendre le sentier jusqu’à ce moment précis où le récit bascule. Et souvent les masques tombent non pas pour laisser place aux visages, mais à d’autres masques «de cartons bouillis ou de vieux cuir, avec deux fentes par où bouge le regard». Démasqué dans «Barsa, ou barsaq», Omar, le philosophe qui s’est rebaptisé Simon Frantz Fanon, hommage à l’auteur des Damnés de la terre , qui rêve et fume sur son rocher et encourage les jeunes à quitter Gorée. C’est un minable rabatteur qui envoie les candidats au départ vers l’enfer. Démasqué dans «L’arbre Yama», le père d’Esmée, diamantaire libanais, dont le véritable « trésor » est constitué de photos de corps africains saccagés ou mutilés à l’issue des guerres tribales. Démasqué aussi l’époux de l’écrivaine Letitia Elisabeth Landon, responsable de son empoisonnement. Dans « L.E.L., derniers jours », Le Clézio ressuscite la mémoire de cette poétesse britannique qui connut une grande renommée littéraire de son vivant ; mais il raconte surtout le naufrage de la goélette anglaise sur les côtes ghanéennes. L’incompréhension totale entre deux mondes, deux approches radicalement opposées de la liberté.
Il y a dans ce livre du bruit et de la fureur, mais c’est le bruit et la fureur des contes. Il serait vain de chercher une ligne de démarcation entre le réel et l’imaginaire. L’araignée au fond de son trou boueux s’enivre, tout comme nous, d’improbables galaxies. Et si nous nous laissons guider par le chasseur Le Clézio, c’est parce que son style glisse sur le récit comme une périssoire. Il trouve naturellement le mot qu’il cherche, le mot qu’il ouvre comme une coquille, « comme un fortune cookie qu’on craque pour lire le message qui s’adresse à tous et à personne ». Éloge de la fluidité qui court de page en page et que l’on pourrait résumer par cette description : « L’eau de pluie cascade le long de l’intérieur du tronc et emplit les creux de l’écorce. La pluie bondit de branche en branche, de feuille en feuille, et de la terre monte une odeur puissante et douce qui se relie à l’enfance. »
Par Joseph Macé-Scaron
sursa: http://www.magazine-litteraire.com/content/critique-fiction/article?id=20320